Plouzélambre, contes et légendes



Anatole Le Braz

 

 

Plouzélambre !

Ce nom mélodieux chante en moi commme une des notes les plus attendrissantes de mon passé, car j'entre ici sur le territoire de mon enfance, j'y suis au seuil de l'espèce de miniby de quelques lieues carrées, qui, de trois à douze ans ou presque, a enclos ma vie dans les limites de son horizon. Plus une colline, désormais, plus un creux de vallon, plus un accident de pays qui n'éveille en moi de chers souvenirs.Y eut-il un saint Zélambre ? Messire Villiers de l'Isle-Adam, l'ancien recteur de Ploumilliau, n'en doutait pas. Il s'indignait même qu'on l'eût remplacé par Saint Sylvestre qui était, comme vocable, ce qu'on avait trouvé de plus approchant. L'église, un peu basse, mais charmante de proportions, le cimetière, ombragé par trois vieux ifs, et une dizaine de maisons proprettes faisant cercle à l'entour,
c'est toute la bourgade.
Deux échaliers monumentaux, avec un calvaire au milieu et des piliers de chaque côté, donnent accès dans l'allée principale du cimetière, menant au porche méridional de l'église.
A gauche s'élève un ancien ossuaire à double colonnade dans lequel on pénètre par une porte en ogive.
Il sert aujourd'hui de lieu de débarras.
Pourtant, sur l'unique autel du fond, repose encore un de ces petits reliquaires ajourés, en forme de chapelle, où la coutume de la zone plestinaise voulait naguère que l'on enfermât les crânes exhumés des morts, en les accompagnant de la mention : Ci-gît le chef d'un tel. Celui-ci laisse échapper par un de ses trous la mâchoire inférieure du "chef" anonyme qu'il contient. Au dessus de l'autel se détache un grand crucifix, que flanque, à gauche, une antique Pietà coiffée à la manière des vieilles Bretonnes en deuil, à droite, une sainte Anne assise, avec la Vierge debout auprès d'elle et l'Enfant-Jésus campé sur ses genoux. Dans un coin sont remisées des croix vétustes, aux inscriptions effacées, et dont une conserve une tête de mort encastrée dans son socle de bois.
L'intérieur de l'église, clair et bien entretenu, n'offre rien de remarquable. Dans le choeur, Saint Sylvestre fait pendant à la Vierge : il est en pape, la tiare au front, la crosse à la main et - détail inattendu - un chien à ses pieds.
chien et monstre  à ses pieds
Une Autre image de lui, en granit cette fois, se dresse à l'extérieur au-dessus du portail ouest et le représente en moine serrant son livre d'heures contre sa poitrine. Près du porche se trouve la sépulture des Le Bourdonnec, famille considérable dont nous avons, ce tantôt, rencontré une descendante, à Lanvellec, en la personne de la Supérieure des Filles du Saint-Esprit. Ses membres, disséminés dans la région qui s'étend de Plestin à Plouaret, y ont longtemps constitué une sorte d'aristocratie paysanne, datant de plus loin que la révolution. Ils passaient pour des gens instruits, pour des "clercs", et furent, en particulier, de zélés copistes, peut-être même des auteurs de mystères bretons. La branche de Plouzélambre habitait le manoir noble de Kerbavé, le plus important de la commune, qu'elle avait acquis comme bien national. D'après le fossoyeur, avec qui je lie conversation, l'on y peut voir, utilisée comme pilier de grange, la pierre tombale d'un des anciens possesseurs du manoir, costumé en chevalier.

Elle était dans l'église avant la réfectionde celle-ci, mais, jugée encombrante, on allait la jeter à la voirie, et le chevalier était menacé de s'émietter en cailloux, le long des routes, si Le Bourdonnec n'avait réclamé pour Kerbavé,
disant : - C'est le moins qu'il soit recueilli dans la maison
qui fut jadis la sienne.
Sur le patron de la paroisse mon interlocuteur ne se rappelle au premier moment que la légende de "Sylvestrik, qui fut pape de Rome" - légende trop connue pour que je la reproduise. Mais, quand je m'étonne de la présence d'un chien aux pieds du saint, il se récrie :
- Ne savez-vous donc pas que Saint Sylvestre (Gelvest) et Saint Gildas (Gweltaz) étaient frères? Ils ont l'un et l'autre, dans leur partie,
les chiens enragés.
Et à ce propos, il me raconte l'histoire que voici :

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Saint Sylvestre et les chiens

"Un temps fut, les bords de la vallée du Roscoat, là-bas, vers le couchant, étaient couverts de châteaux dont les maîtres n'avaient que deux occupations : la nuit, courir les filles et le jour, courir le gibier. Les filles se gardaient comme elles pouvaient contre leurs entreprises : au moins, elles n'en mouraient pas; le plus difficile était de se garder contre leurs chiens. Il dévastaient les blés et mordaient les travailleurs des champs.
Ceux-ci allèrent trouver le prince Mélar, qui régnait alors sur tout le pays d'entre la rivière de Morlaix et celle de Lannion.


Il demeurait en Plouzélambre, sur le rûn qui porte son nom et sa chapelle : c'est là qu'il donnait ses audiences de justice.
Il accueillit la plainte des laboureurs et fît aussitôt publier un édit les autorisant à tuer à coups de fourche les chiens des seigneurs, toutes les fois qu'ils les surprendraient sur leurs terres.
Vous devinez la colère des seigneurs. Ils s'entendirent avec le tyran Rivod, l'oncle propre de Mélar et qui convoitait ses Etats, pour faire disparaître le jeune prince.
Vous savez de quelle façon cruelle ils lui ôtèrent le goût du pain. Quant aux laboureurs, ils se vengèrent d'eux en déchaînant sur la contrée des meutes de chiens-loups auxquels ils avaient préalablement communiqué la rage.
Plouzélambre fut plein d'hommes, de femmes, d'enfants enragés qui hurlaient, comme dans la gwerz :


Ma mouget etre diou c'holc'hed,
Pe losket ma gwad da redek

Etouffez-moi entre deux couettes
Ou saignez-moi jusqu'à la dernière goutte.
( Mot à mot : "ou laissez mon sang courir")

La vie n'était plus tenable.
On décida d'envoyer des messagers à Saint Gildas de Tonquédec.
- Hélas! répondit le saint, je ne viens déjà pas à bout de ma besogne dans le quartier. Puis, votre Rivod est un homme de sang royal. Il n'y a que mon frère, le pape, qui soit assez puissant pour le mettre à la raison. C'est à lui qu'il faut que vous vous adressiez.
Voilà les messagers en route pour Rome.
-C'est bien, leur dit le pape Sylvestre. Je vais prévenir mon vicaire général que je m'absente pour quinze jours. Vous, rentrez à Plouzélambre : j'y serai aussi vite que vous.
Quinze jours plus tard, l'ordre était rétabli, et les laboureurs travaillaient en paix. Les chiens de la noblesse, refusaient d'avancer et, si leurs maîtres tentaient de les y contraindre, ils se retournaient contre eux et leur sautaient à la gorge.
La paroisse était sauvée.
Depuis, elle honore Saint Sylvestre comme son patron.
Rivod, devenu lui-même enragé, se déchira de ses propres dents au point que son corps, à la fin, n'était plus que lambeaux : mort, il fut condamné à errer sous la forme d'un chien noir.
Les gens de Rûn-Mélar l'ont souvent
aperçu rôdant autour de la chapelle."

Extrait de La Légende des Saints bretons- Anatole Le Braz -
(Terres de Brume Editions)


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L'Ankou dans la maison neuve



Fulupic an Toër, un couvreur en chaume, de Plouzélambre, achevait un soir de couvrir une maison neuve qu'un petit fermier de la commune avait fait bâtir dans le dessein de venir l'habiter à la Saint-Michel suivante. Son travail fini, Fulupic descendit de son échelle et l'enleva pour la serrer à l'intérieur de la maison, avec ses autres outils, ainsi qu'il en avait coutume chaque soir au moment de regagner son logis.
Mais, quand il ouvrit la porte à cet effet,
il fut tout étonné d'apercevoir une ombre debout dans le couloir qui séparait la cuisine de la pièce de décharge.
-Piou zo azé ? (Qui est là ?) demanda-t-il, non sans un petit froid dans le dos, car il était certain que, de toute la journée, pas un être vivant ne s'était montré dans les alentours. L'ombre ne bougea ni ne répondit.
Alors il répéta sa question :
-Piou zo azé ? Même silence de la part de l'inconnu.
-Sacré Dié, se dit Fulupic, voici un personnage qui ne semble pas désireux de lier conversation. Il ne doit cependant pas s'être introduit pour voler, car, puisqu'il n'y a que le toit et les murs, je ne vois pas ce qu'il pourrait emporter. Je vais l'interpeller une troisième fois ;
s'il persiste à faire le muet, tant pis,
je lui enfonce mon échelle dans le ventre :
ça lui ouvrira peut-être la bouche, du même coup.
Et Fulupic de recommencer pour la troisième fois :
-Piou zo azé ? Et cette fois fut, en effet, la bonne, car l'homme mystérieux releva la tête qu'il avait jusqu'alors tenue obstinémént baissée sur la poitrine, et, d'une voix caverneuse, il prononça :
-Da vestr ha mestr an holl, pa teuz c'hoant da glewed
(Ton maître est le maître de tous, puisque tu désires le savoir).
La curiosité de Fulupic était plus que satisfaite.
Dans le visage de l'homme, la place des yeux et celle du nez étaient vides, et la mâchoire inférieure pendait.
Le couvreur ne se soucia pas d'avoir d'autres explications.
Il planta là son échelle et se sauva de toute la vitesse de ses jambes :
il avait reconnu l'Ankou.

Source : La Légende de la Mort, d'Anatole Le Braz.

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Le forgeron de Plouzélambre

I

C'était aux vacances dernières. Je passais par Plouzélambre. Imaginez une pauvre bourgade de Basse-Bretagne, la plus humble et la plus perdue : de vieilles maisons grises aux toits galonnés de lichens jaunes ; quatre ou cinq auberges avec des enseignes d'une orthographe extraordinairement fantaisiste ; un enclos plein de tombes, ombragé par des ifs presque millénaires, une église vétuste, à demi effondrée, ne tenant debout que par miracle, et, en face de l'église, l'école - une grande bâtisse fort laide, mais où tout de même, à l'époque, nous nous plaisions bien. J'ai fréquenté d'autres institutions, plus tard, qui, plus somptueuses, ne sont pas demeurées aussi chères à mon souvenir.
J'étais arrivé à Plouzélambre sur le coup des huit heures du matin. Des écoliers, pareils à celui que je fus, entraient en classe, alignés sur une longue file, les mains derrière le dos, le sac de toile en bandoulière, tête nue en chantant. Le fracas de leurs sabots sur les dalles retentissait en moi délicieusement et, parmi leurs voix claires montant à l'unisson, j'écoutais presque si je ne distinguerais pas la mienne. L'homme porte en lui une infinie puissance d'illusion : il avait suffi qu'autour de moi se reconstruisît le décor familier de mon enfance, pour que je me crusse redevenir enfant.
Un moissonneur descendait la rue, en corps de chemise,
sa faucille à la saignée du bras. Je l'interpellai :
- L'instituteur, c'est bien Monsieur Loarer, n'est-ce pas ?
Ainsi se nommait mon ancien maître.
Le paysan me dévisagea un peu surpris.
Puis, au bout d'un instant :

- Si je ne me trompe, nous avons ânonné ensemble sur les mêmes bancs. Tu dois être un tel. Moi, je suis Le Bourdonnec.
Je lui sautai au cou et nous nous embrassâmes longuement.
- C'est singulier, fit-il, qu'après tant d'années on n'ait pas plus de peine à se reconnaître !... Je me suis souvent demandé,
quand on parlait de toi, chez nous,
quel air tu pouvais bien avoir à présent. N'est-il pas étrange que tu sois exactement celui que je me figurais ?
Je confessai en toute sincérité que, pour ma part, j'eusse difficilement mis, de prime abord, sur son visage robuste et hâlé le nom du petit Jouan Le Bourdonnec qui fut le premier et le plus aimé de mes compagnons d'études.
Il eut une de ces réparties profondes dont nos ruraux de Bretagne sont coutumiers :
- Nous, vois-tu, la vie des champs nous rend tous pareils... Mais, poursuivit-il, je n'ai pas répondu à ta question. Ne t'enquérais-tu pas de Monsieur Loarer ? Je vais te conduire à lui :
nous n'avons, hélas ! que l'échalier du cimetière à franchir.
Nous fîmes quelques pas dans une étroite allée, sablée de coquillages de mer ; à droite, à gauche, des tertres verdoyants, surmontés de croix peintes, avec deux lignes d'inscription racontant des existences obscures et d'humbles trépas : tout au haut, une tombe plus importante, presque monumentale,
taillée dans un bloc de granit rose.
- C'est ici, fit Jouan.
Et, quand nous eûmes donné à la mémoire du vieux maître un souvenir attendri :
- Tu vois que ses élèves lui sont restés fidèles.
Les plus pauvres y sont allés de leurs quatre sous, afin qu'il eût une sépulture convenable. "Il faut, disaient-ils, que sa pierre soit aussi belle que celle d'un curé." Le fait est que nous lui devions bien cela. Te rappelles-tu... ?
Nous avions pris à travers le cimetière, pour sortir par l'autre issue. Et sur nos lèvres, tout en marchant, abondaient les évocations du passé. Le paisible enclos des morts, baigné par la pure lumière d'août, avait le charme émouvant d'un très vieux jardin. Des bourdonnements d'abeilles emplissaient les calices des fleurs funèbres, et l'on entendait au loin, dans les campagnes blondes de soleil, le ronflement d'orgue des machines à battre. De temps à autre, Jouan, me saisissant par le bras, me désignait une croix sur un tertre :
- Lis ce nom...
Et c'était quelqu'un de nos camarades d'antan, couché dans le grand repos, avant d'avoir accompli la moitié de sa tâche.
Je sentais la mélancolie me gagner, et pourtant j'eus toutes les peines du monde à retenir un éclat de rire, lorsque, à propos de l'un des noms inscrits là, au lugubre registre d'absence, Jouan Le Bourdonnec me dit à brûle-pourpoint :
- Il était de l'histoire du symbole, tu sais ?...
Car tu ne l'as pas oubliée, l'histoire du symbole ?
Certes non, je ne l'avais pas oubliée... Nous voilà de la recoudre ensemble, pièce à pièce, en ses moindres détails.
Cela se passait aux âges fabuleux où, sous prétexte d'apprendre aux petits Bretons le français, dont ils ne possédaient pas un traître mot, on leur interdisait, même aux récréations, de se servir entre eux de la seule langue dans laquelle ils fussent en état de s'exprimer.
Autant les condamner au mutisme.
Mais l'enfant a des ingéniosités de sauvage.
Nous tournâmes la loi, quant à nous, en donnant à notre vocabulaire celtique, au moyen de désinences appropriées, une couleur vaguement française. D'où résultat, comme bien vous le pensez, le plus abracadabrant des jargons. Nous disions, par exemple : "J'ai torré mon botès." Traduisez : "J'ai cassé mon sabot." J'ai encore retenu ce verbe effarant : meignater.
Cela signifiait : se battre à coups de pierres.
Tant de choses en un seul mot !
Le reste était à l'avenant.
Et voilà cependant le mirifique idiome que j'ai parlé de ma sixième à ma dixième année.
C'est alors que, pour nous réduire,
on eut recours au fameux symbole. Symbole de quoi ?
Je ne l'ai jamais su.
Il y a, comme cela, des inventions pédagogiques qu'enveloppe un terrifiant mystère.
Celle-ci nous fut présentée sous les espèces et apparences d'une rondelle de fer-blanc percée en son milieu d'un trou que traversait une ficelle. Vous eussiez dit d'un jouet cocasse, - mais destiné à quelle besogne sinistre ! Jugez plutôt.
Au premier terme suspect que vous laissiez échapper, le surveillant vous accrochait à la veste cette médaille d'infamie. A vous ensuite de guetter l'occasion de vous en défaire, en la glissant à quelqu'un de vos condisciples, astucieusement pris par vous en flagrant délit d'altération frauduleuse de la langue française.
On gagnait à ce jeu de devenir assez vite un excellent apprenti mouchard. Peut-être est-il permis de penser que ce n'est pas précisément le but idéal de l'éducation.
Le dernier détenteur du symbole, à la fin de la journée scolaire, restait, pour sa punition, une heure après le départ des autres, à ranger les livres, à épousseter les bancs, à faire la toilette de la salle de classe.
Et donc, cette humiliation m'advint.
J'en éprouvai un tel froissement que je résolus de me venger.
Ma corvée accomplie, au lieu de déposer le symbole sur la chaire, ainsi qu'il était prescrit, je profitai de l'absence du maître pour emporter la rondelle maudite, et, sitôt à l'air libre, mon premier soin fut d'assembler autour de moi tous les garnements du bourg.
- Ca, leur dis-je à peu près,
il faut en finir avec cet instrument d'oppression. Qui le hait me suive, et faisons-lui les funérailles qu'il mérite.
Ils s'écrièrent d'une seule voix :

- C'est cela, oui ! Qu'on l'enterre ! Qu'on l'enterre !
L'instant d'après, nous étions en route pour le Rûn.
Le Bourdonnec et moi nous marchions en tête
de la bande. Les autres se pressaient sur nos talons, hurlant et vociférant. Nous devions avoir quelque peu l'aspect d'un défilé d'Apaches sur le sentier de la guerre. Les gens, ébaubis, se mettaient aux portes pour nous regarder passer.
Le Rûn, situé à un quart de lieue environ du bourg de Plouzélambre, est, comme son nom l'indique, une éminence broussailleuse, dont d'anciennes carrières abandonnées ont profondément entaillé les flancs. Où le cadavre de notre ennemi pouvait-il être mieux enfoui qu'au pied de cette colline déserte, dans une de ses excavations obstruées par les ronces, hantées seulement des chauves-souris et des crapauds ? Il fut procédé à son inhumation, selon les rites les plus solennels.
En guise de monument, nous amoncelâmes au-dessus de lui un tas de pierres analogue à ces cairns qui, chez nos ancêtres, marquaient la sépulture des grands chefs barbares. Puis, sur une couverture de cahier en carton, fixée dans une branche d'épine, l'un de nous - celui-là même dont une croix de bois venait de me rappeler le nom - écrivit au crayon ces deux vers qu'un symboliste d'aujourd'hui (soit dit sans jeu de mots)
ne désavouerait peut-être pas :

Ci-gît le symbole,
On pourra parler breton à l'école.

Ce sont, je suppose, les seules rimes qu'il ait jamais assemblées. Que Dieu les lui pardonne !
Pas n'est besoin, je pense, de vous apprendre que, le lendemain,
le symbole était ressuscité, sinon le même, du moins son frère.
Si j'en crois mon ami Le Bourdonnec, nous fûmes,
pour cette escapade, fouettés de verges.

II

Tout en devisant de la sorte avec mon ami d'enfance, je m'étais laissé entraîner par lui vers sa métairie du Gollod. Il tenait à me présenter sa femme, "Monna Dizès, voyons, la fille du meunier de Nizilzi, une petite futée qui faisait sa première communion l'année où nous faisions, nous, notre troisième."
Il ajoutait d'un ton philosophe :
- Ah ! elle a un tantinet épaissi, depuis lors.
La "petite futée" s'était, en effet, changée en une opulente matrone, mais qui me reçut de la manière la plus accorte, avec une bonne grâce paysanne à laquelle il n'était guère possible de rien refuser. Je dînai donc au Gollod, à midi ; j'y soupai, le soir ; et il fut entendu, malgré mes protestations d'ailleurs assez faibles, que j'y passerais la nuit.
- Nous causerons dans l'aire, au pied des meules de blé, sous les étoiles, disait Jouan.
Et Monna Dizès insistait :
- Nos lits valent bien ceux de l'auberge... La couette est de fine balle d'avoine, vannée au vent de mer, et les draps sont en toile de Bretagne, parfumée de fleur de lavande... Vous y dormirez, croyez-moi, à poings fermés et, comme la chambre est au levant, le soleil béni vous bonjourera gaiement au réveil. Restez.
Je restai.
L'après-midi fut consacré à parcourir le domaine.
Nous ne rentrâmes que pour le repas du soir que nous prîmes à la table commune, dans la grande cuisine, parmi les servantes, les bouviers et les pâtres. Il fut exquis, ce repas, assaisonné de propos rustiques, de menues histoires locales que ces braves gens contaient à mots brefs, sans lever le nez de leur assiette, avec des rires silencieux. C'était le charme de la vie patriarcale retrouvé.
Monna présidait, debout, et distribuait les parts, en disant à chacun selon l'usage antique :
- Grand bien vous fasse !
A quoi l'on répondait :
- Dieu vous le rende !
Le souper fini, Jouan Le Bourdonnec récita le Deo gratias, et nous nous acheminâmes vers l'aire où les gerbes en tas érigeaient dans le couchant de pourpre leurs hautes architectures coniques.
Jouan me convia à m'asseoir auprès de lui sur le timon d'une charrette. Il faisait une de ces belles et calmes soirées d'été breton où les choses semblent se recueillir dans une religieuse attente. Une nuit violette montait peu à peu ; les premières constellations s'allumaient ; un reste de clarté diurne agonisait mystérieusement.
Nous fumâmes quelques minutes en silence.
- Cà, me demanda Jouan tout à coup, sais-tu à qui je pense ?
- Dis voir.
- A quelqu'un dont j'ai oublié tantôt de te montrer la tombe et à qui nous devrons cependant, l'un et l'autre, les plus merveilleuses peut-être de nos anciennes joies d'écoliers... à Miliau, mon cher,
à Miliau Arzur.
Vous ne sauriez imaginer l'effet que produisirent sur moi ces quatre syllabes. Les lointains assombris de l'horizon du Gollod s'embrasèrent subitement à mes yeux d'une lueur resplendissante, d'une rouge lueur de forge, et les étoiles m'apparurent comme des étincelles jaillies d'une enclume immense.
- Ah ! oui, m'écriai-je, Miliau Arzur, le terrible batteur de fer !
Je revis l'homme, de taille moyenne, les jambes courtes et comme arquées sous le poids du torse, les épaules quasi trop vastes, presque pas de cou et des bras de géant, des bras velus, avec des biceps en boule qui montaient et qui descendaient. La tête était rude, hirsute, encadrée d'une barbe en collier aussi raide que poil de brosse. Les joues rêches, excoriées comme une vieille basane, étaient incrustées, damasquinées de limaille de fer qu'on eût prise pour le pointillé bleuâtre de quelque tatouage ancien.
Tout cela ne constituait pas précisément un ensemble très séduisant.
Mais ce qui achevait de donner à la physionomie un aspect farouche et formidable c'était la cavité vide de l'orbite gauche d'où la prunelle avait été arrachée par un éclat incandescent et que recouvrait mal un lambeau de paupière, ombragé d'une touffe de sourcils en auvent.
C'était, comme vous voyez, un véritable Cyclope à l'oeil unique. Cet oeil, en revanche, était d'une douceur qui rassurait, qui attirait, qui exerçait sur vous, au premier regard, une fascination de bonté. Il était gris, du gris des étangs sous la lune, avec des transparences d'eau limpide derrière lesquelles brûlait l'âme du vieux Miliau, hospitalière et chaude comme sa forge.
Cette forge occupait à l'extrémité du bourg, sur la route de Saint-Michel-en-Grève, les ruines d'un antique sanctuaire de saint Efflam détruit, prétend-on, vers 93, par un bataillon de vandales étampois. La statue mutilée du grand anachorète celtique ornait encore un des angles du bâtiment. De temps à autre, des pélerines venaient s'agenouiller devant elle, car cette image passait pour avoir conservé des vertus spéciales : elle portait chance aux jeunes conscrits, soit avant, soit après le tirage au sort, et guérissait les maris jaloux. C'était, du reste, avec les murs, tout ce qui demeurait de l'édifice primitif. L'autel avait été transformé en foyer. Le feu y couvait tout le jour et même une partie de la nuit. Miliau était un travailleur acharné, dur à la besogne, battant et forgeant depuis l'angélus du matin jusqu'à l'heure où tintait Marie-Jeanne, la cloche tardive, dite la cloche des polissons. Il ferrait les chevaux, réparait les coutres de charrue, cerclait les roues des tombereaux et des chars à bancs, martelait les faux pour les foins et les faucilles pour les blés, aiguisait les tranche-lard des ménagères, rétamait les bassins de cuivre, et,
au besoin, fabriquait les symboles.
Nous l'eussions détesté de ce chef, si nous n'avions eu toute espèce d'autres motifs de l'aimer à plein coeur.
Pour sa serviabilité, d'abord. C'était l'homme du monde le plus obligeant, en dépit de ses dehors redoutables. Le clou d'une toupie venait-il à sauter, vite on courait chez Miliau Arzur.
- Miliau gêz, mon doux Miliau !...
Il bougonnait un peu, commençait par vous envoyer au diable, vous et votre toupie, et tout de même s'interrompait débonnairement dans son travail pour vous la raccommoder de main de maître.
- Combien est-ce, Miliau ?
Il vous prenait le bout de l'oreille entre ses gros doigts râpeux, faisait mine de serrer légèrement et disait :
- Me voilà payé, mais n'y reviens plus.
Nous revenions sans cesse.
Il y en avait même - et j'étais du nombre - qui, la classe terminée, s'installaient chez lui à demeure, jusqu'à la nuit déjà close.
L'on y était si bien, dans le pêle-mêle des ferrailles appuyées aux murs ou traînant à terre, dans le bruit rythmé des marteaux et l'éparpillement féérique des scories en feu ! Joignez que Miliau avait une voix superbe, une voix de métal sonore, comme il disait, en qui le timbre mordant de l'acier se mariait aux puissantes vibrations du bronze.
De l'aube au crépuscule il chantait. Son répertoire était inépuisable. Sônes d'amour, berceuses enfantines, gwerziou tragiques et cantilènes sacrées, il vous promenait en quelques heures à travers le champ si fécond de l'inspiration populaire bretonne. Je crois même qu'il improvisait parfois et que l'esprit des temps bardiques vivait en lui. C'était, en tout cas, plaisir de l'entendre, et nous nous en privions le moins possible.
Puis, à l'instar des leschés grecques, la forge était un lieu de rendez-vous, de causeries, de racontars de toute nature. Les mendiants, les colporteurs, la race vagabonde des chemineurs de pays y entraient, au passage, pour allumer leur pipe ou réchauffer leurs doigts transis, et, le plus souvent, s'y attardaient à débiter les nouvelles, assis sur des billots de bois ou quelque enclume hors d'usage. On apprenait là les crimes, les incendies, les accidents, les baptêmes, les mariages, les décès, tous les faits divers de la contrée à plusieurs lieues à la ronde. J'y ai vu des types singuliers, des figures inoubliables, une entre autres, celle d'un ancien forçat qui s'était laissé condamner à la place de son frère. On ignorait son nom réel ; on l'appelait communément Ar Galéour,
le Galérien.
Il était maigre, chétif, ratatiné, avec un air navré de bête errante, de pauvre chien battu. Il portait une coiffure étrange, une manière de sac en bure jadis bleue dont le fond lui tombait derrière la nuque, sur le dos - son bonnet de bagne, paraît-il.
Miliau lui témoignait
une grande compassion, le retenait quelque fois à coucher et, lorsqu'il repartait au petit jour, lui bourrait son bissac de pain frais et de lard fumé.
- Savez-vous que c'est un maître artisan, nous disait-il... Seulement, il ne peut plus travailler. Il a la bougeotte. Il est incapable de rester en place ; il fuit devant sa honte, la honte imméritée qui est sur lui ; et il faut qu'il marche sans repos ni trêve, comme fait le Boudé-déo... Plaignez-le et tirez-lui vos bérets.
Le samedi était le jour de la semaine où la forge présentait le spectacle le plus animé. Les cultivateurs de Plouzélambre s'y relayaient par groupes : ils arrivaient montés sur leurs chevaux de labour, les jambes ballantes du même côté, le chapeau rejeté en arrière, le brûle-gueule aux dents. Et c'étaient des cris, des appels, des remontrances aux bêtes pour les faire tenir tranquilles. Les étalons hennissaient, se dressaient debout contre la muraille, balayant le sol du crin de leurs queues ; les juments ruaient ou reniflaient avec force ; les hommes juraient, tempêtaient, claquaient du fouet et tout à coup éclataient en gros rires, quand Miliau leur faisait une facétie ou les bousculait d'une bourrade amicale. Il fallait le voir se démener, le rude forgeron, brandissant au bout d'une pince le fer empourpré. Il connaissait par leur nom tous les chevaux du pays et savait l'art de les amadouer d'un mot. Une odeur âcre de corne brûlée se répandait dans l'air. Nous aimions ce parfum sauvage, nous le respirions avec délices.
Ah ! ces soirs du samedi !... La cloche de quatre heures n'avait pas fini de sonner que déjà, nos sabots aux mains pour courir plus vite, nous galopions dans la direction de la forge. Ces jours-là, Miliau, débordé, ne dédaignait pas notre aide.
C'était à qui s'offrirait le premier pour "tirer sur le soufflet". Tirer sur le soufflet, c'est-à-dire sur la chaîne qui le faisait mouvoir, quelle fonction enviée ! On se la disputait généralement à coups de poing. Des générations de gamins se sont suspendues à cette chaîne de fer, toute noire de suie et terminée par une cheville de bois dur que des milliers de mains avaient polie comme un vieil ivoire.
J'apportais, quant à moi, à ce métier de souffleur,
la même gravité que si j'eusse accompli un sacerdoce.
Je goûtais une satisfaction toujours nouvelle à sentir au-dessus de mon front le branle du levier, à écouter le halètement sourd de l'appareil, à regarder fuser la flamme multicolore dans les crépitements du charbon.
- Hardi ! Hardi ! criait Miliau.
Et je m'évertuais, les muscles raidis, la face inondée de sueur.

Ce fut assez du nom de Miliau Arzur, prononcé par Jouan, pour me faire revivre, comme dans un éclair, toute la magie de mon passé d'enfant. Je demandai :
- Est-ce qu'il y a longtemps qu'il est mort, le "maréchal borgne", le "forgeron de saint Efflam" ?
- On célébrera sa messe anniversaire à la Noël prochaine, me répondit Le Bourdonnec.
Il secoua la cendre de sa pipe, baissa la tête et demeura un moment sans parler.
- Oui, il est mort, et pas comme tout le monde, reprit-il.
Ce qu'il y a de pis, c'est que j'ai été, très involontairement,
la cause de son trépas.
- Allons donc ! Comment cela ?
- Je veux te le dire. Ca me soulagera... L'histoire n'est pas ordinaire. Tu la jugeras peut-être invraisemblable. Mais elle est bien de chez nous et le dénouement, hélas ! n'en est que trop réel.
Voici, tel quel, ce qu'il me raconta.

III

L'hiver avait été rigoureux, surtout vers la fin de décembre, aux approches de Noël. Il avait fait un temps de chien ou plutôt un temps de loup. Le sol, depuis deux semaines, était couvert d'un pied de neige sur laquelle il avait plu du verglas.
Un mercredi, veille de la Nativité, Jouan Le Bourdonnec se rendit chez Miliau Arzur.
- Vieux parrain, lui dit-il, il y a près d'un mois que j'ai promis une charge de rondins au notaire de Plufur. J'attendais pour les charroyer que les routes fussent redevenues praticables. Mais il paraît qu'on meurt de froid chez le tabellion. Il m'envoie prévenir par son clerc qu'il faut que la commande soit livrée pour vendredi. Alors, Miliau, ça va être à toi de taper ferme et dur,
car j'ai besoin pour mon harnais de trois chevaux d'une belle douzaine de fers à glace.
Le forgeron le dévisagea d'un air furieux :
- Ah ! çà, par la barbe du roi Arzur, mon ancêtre, vous vous êtes donc tous donné le mot, dans votre satané quartier du Gollod ?
- Tout doux, Miliau de mon âme. Explique-toi, s'il te plaît, sans te fâcher, car je n'entends goutte à ce que tu dis.
- Je dis... je dis que ton voisin Merrer sort d'ici et qu'avant lui il en est venu quatre autres, également de tes parages, tous geignant, tous suppliant "Une douzaine de fers à glace, mon bon Miliau pour l'amour de Dieu !"... J'aurais les cent bras du géant Gawr, ma parole, qu'on ne me traiterait pas différemment... Je me suis engagé à servir les deux premiers arrivés. Les autres, eh bien ! je leur ai conseillé la forge du diable, qui, elle, ne chôme jamais et dont les feux brûlent nuit et jour... Vas-y toi-même, avec les camarades, mon garçon, si cela te chante.
Jouan Le Bourdonnec ne se démonte pas si vite.
Il s'assit sur l'escabeau de chêne luisant, près du foyer,
et repartit d'un ton tranquille :
- Tu ne me feras pas cet affront, Miliau. Tu as travaillé pour mon père et aussi, je crois, pour mon grand-père. Tu ne voudras point que j'attrape peut-être ma mort à m'en aller à cette heure, à pied, dans la neige, acheter des fers tout faits - et mal faits - chez le maréchal de la rue des Juifs, à Lannion.
- Non, mais tu accepterais que j'attrape la mienne à forger pour toi et pour tes compagnons toute la nuit.
- Oh ! toute la nuit ! Pour quelques douzaines de fers !... Ce n'est pas, je pense, Miliau Arzur, ancien forgeron breveté des lanciers de la Garde, qui parle de la sorte !... Ah bien ! si ce maladroit de Tinévez, le maréchal lannionais, savait çà !... Il s'en ferait des gorges chaudes, et, c'est pour le coup qu'il irait crier sur les toits que tu vieillis.
- Te voilà encore avec ta langue de vipère, Jouan !
- Oh ! il n'a jamais tenu le propos devant moi. Si grande qu'il ait la bouche, j'ai la paume assez large pour la lui fermer.
- Tu ne ferais que ton devoir. Les Bourdonnec peuvent, mieux que personne, attester qui je suis et ce que je vaux.
Mon ami avait cause gagnée.
L'instant d'après, Miliau le suivait dans l'auberge d'en face, trinquait avec lui, debout, devant le comptoir, et, le verre bu, disait en s'essuyant les lèvres dans la toison de son bras velu :
- Les fers seront prêts pour demain matin.
L'énorme soufflet de cuir ronfla furieusement, ce soir-là, dans la forge de saint Efflam. Sur les onze heures, Brun, le petit apprenti, demanda, tout ruisselant de sueur :
- Sauf votre respect, maître, y a-t-il encore beaucoup d'ouvrage ?
- Ca diminue, répondit Miliau. Tes membres réclament un peu d'huile de repos, hein, garçonnet ?
- C'est à cause de la messe de minuit. Si ça ne vous faisait rien, j'aimerais tant y aller.

- La messe de minuit !... répéta en écho le forgeron stupéfait.
Faut-il qu'ils m'aient fait perdre la tête, tous ces kouers !... J'avais, par ma foi, oublié que c'était veille de Noël. Dire que le Christ va naître, et que je suis là, comme un mécréant, à battre le fer !...
Ah ! si seulement je n'avais pas donné ma parole à cet enjôleur de Bourdonnec !... Mais il est trop tard... Je suis lié par ma promesse. Advienne donc que pourra... Toi, petit, tu es libre. Va à la messe, mon bonhomme, va. Par exemple, ne manque pas de réciter un Pater à mon intention, quand tu feras tes dévotions devant la "Crèche".
En un tournemain, l'apprenti eut jeté bas son tablier en peau de mouton et débarbouillé sa figure dans l'eau tiédie du baquet où l'on mettait à tremper les fers rouges.
Resté seul, Miliau Arzur se sentit tout triste et comme sans courage. Les cloches carillonnaient allégrement dans le silence glacé de la nuit. A leur appel, des pas retentirent, un claquement de sabots cloutés sonna clair sur le chemin durci... Le front collé à la vitre de sa fenêtre, le forgeron vit défiler des groupes de gens, hommes et femmes, garçons et fillettes, qui tous se dirigeaient du même côté, vers l'église. Ils marchaient vite, en balançant des fanaux à forme de tourelles, dont la menue flamme vacillait à la bise. On distinguait les voix, les rires.
D'aucuns, en passant devant la forge, criaient :
- Ohé ! Miliau... tu ne viens pas ?
D'autres disaient :
- Bennoz Nédélek au forgeron de saint Efflam !
Il les regarda disparaître jusqu'au dernier,
par l'échalier du cimetière, derrière le rideau noir des ifs.
Et il se murmurait à lui-même :
- Je devrais les suivre. Ma place est parmi eux, là-bas,
près de la balustrade du choeur.
Le carillon des cloches, dont les sons se précipitaient avant de s'éteindre, semblait le presser d'accourir :
"Dépêche-toi, Miliau... Dépêche-toi... Bim, baon !... bim, baon, baon !...
Pour ne l'entendre plus, ce "bimbaon" dont l'insistance le troublait comme un reproche, et aussi pour changer le cours de ses idées qui tournaient au noir, il réempoigna sa masse, et se remit à battre le fer. Il ne s'arrêtait de battre que pour tirer sur le soufflet et de tirer sur le soufflet que pour battre. Il battait, battait. Mais, chose bizarre, son coup si assuré d'ordinaire, déviait à tout moment sur l'enclume, et le fer chaud, le beau fer souple, couleur de feu, au lieu de se pétrir docilement sous le marteau, ou bien se dérobait, ou bien se cassait.
Miliau en conçut d'abord de la colère, puis une sorte d'angoisse.
Des pressentiments sinistres voletaient autour de lui.
Pour essayer de se redonner du coeur, il entonna une sône alerte et comme ensoleillée, la sône des filles de Plouzélambre,
dont il était l'auteur.
Mais il n'avait pas achevé le premier couplet qu'il s'interrompit. On venait de heurter à la porte.
"Voilà quelqu'un qui arrive à point, pensa-t-il. La solitude est une marâtre. Je commençais à avoir peur de je ne sais quoi.
Sans compter qu'un peu de renfort ne sera pas de trop."
Ce fut d'une voix joyeuse qu'il cria :
- Entrez !
Il s'attendait à voir paraître la figure connue d'une de ses pratiques habituelles ou encore l'un de ces nomades que,
dans la saison des grands froids, il avait coutume d'hospitaliser... Justement l'ancien forçat ne s'était pas montré
depuis plusieurs mois.
- Gageons que c'est lui ! s'exclama Miliau.
Mais non. Ce n'était pas Ar Galéour.
L'homme qui franchit le seuil était de haute taille, le buste court, les jambes d'une longueur démesurée. Son corps efflanqué flottait dans des vêtements trop larges. Ses os craquaient en se mouvant, comme prêts de se disjoindre, de s'effondrer en tas.
"Quel peut être ce paroissien ?" se demanda
le forgeron interloqué.



L'homme souleva son feutre, découvrant à plein un visage d'une maigreur peu commune, aux yeux caves, au nez camard qu'on eût dit rongé par une lèpre, aux mèches rares et grisonnantes, souillées de neige et de boue.
Il prononça :
- Je vous ai vu au travail, malgré l'heure tardive et quoique ce soit nuit de Noël
. Alors, j'ai frappé.
- C'est bien, répondit Miliau. Avancez au feu, si vous désirez vous chauffer. Mais fermez la porte, de grâce, car il gèle terriblement.
En parlant ainsi, il n'eût su dire si c'était l'entrée de l'air du dehors ou celle de ce singulier visiteur qui lui avait brusquement donné si froid. Ce qui est sûr, c'est qu'il se sentait transi.
L'autre répliqua d'un ton calme :
- Je ne me chauffe jamais.
- Qu'y a-t-il donc pour votre service ? fit Miliau, agacé. Expliquez-vous incontinent, s'il vous plaît, car je n'ai pas de temps à perdre.
- Alors, c'est comme moi.
Ce disant, l'homme tendit à Miliau Arzur une grande faux de tous points identique à celle dont on se sert en pays breton pour la coupe des foins.
- Voici, poursuivit-il avec un flegme grave : il s'agirait de me rajuster cette faux. Comme vous pouvez le constater,
la lame branle un peu dans le manche.
Le forgeron eut un regard de pitié pour son interlocuteur, persuadé qu'il avait affaire à un fou, et, en Bretagne, les fous sont sacrés. "Bah ! songea-t-il, le moyen le plus rapide de me débarrasser de ce malheureux, c'est encore de réparer son instrument. Un rivet, et j'en serai quitte."
Il prit la faux et la coucha sur l'enclume.
- Ayez la bonté de souffler, dit-il à l'homme qui obéit sur-le-champ.
Puis, histoire de causer :
- C'est tout de même une drôle d'idée que vous avez de vous promener avec cet outil, un vingt-quatre décembre,
quand il y a sur la terre un pied de neige ?
- Chacun son métier, maître Miliau.
- Certes, mais je ne savais pas que le métier de faucheur fût un métier d'hiver.
- C'est pourtant la période de l'année où j'ai le plus à faire.
- Je ne voudrais pas vous désobliger, mais un autre que moi vous prendrait pour un mauvais plaisant... Vous fauchez peut-être les bruyères des landes ou les roseaux des marais ?...
Ca ne doit pas être lucratif !
Miliau se déridait maintenant, presque amusé.
L'autre, tout en soufflant, gardait son attitude énigmatique,
son air impassible et figé. Il répondit :
- Il y a faucheur et faucheur, il faut croire.
Moi, je fauche en tout temps.
- Et dans quel pays, sauf votre respect ?
- Dans tous les pays où l'on me donne de l'ouvrage.
- Ne comptez pas en trouver à Plouzélambre, mon brave.
Si vous avez envie qu'on vous occupe,
vous ferez bien de repasser dans six mois.
- Je suis cependant demandé chez Gonéry Lezveur.
Le forgeron eut un haut-le-corps.
- Chez Gonéry Lezveur, du Poulru ? Vous vous moquez ?
- Je ne me moque jamais.
- Vous êtes prié d'aller faucher au Poulru, chez Gonéry Lezveur ? insista Miliau qui n'en revenait pas et que l'accent impérieux de l'inconnu commençait à décontenancer.
- Comme je vous l'ai dit.
- Et Gonéry vous attend ?
- Il faut que je sois à sa porte avant le chant du coq.
- C'est donc qu'il n'a plus la tête à lui. Au reste,
voilà déjà quelques jours, paraît-il, qu'il n'est pas bien.
- Il est possible, fit l'homme du même ton laconique.
Miliau avait fini d'emmancher solidement la faux. Quand il fut pour la remettre à son propriétaire, il eut peine à la soulever,
tant elle était devenue inexplicablement lourde dans l'intervalle.
- Hein ? Quoi ? balbutia-t-il... Qu'est-ce que cela signifie ?
L'inconnu, lui, la souleva aussi légèrement qu'il eût fait d'une plume, et, posant la main sur l'épaule du forgeron :
- Service pour service, Miliau Arzur...
il est écrit :
Malheur à celui qui reste sourd à la voix de l'ange et qui ne se met pas en route pour la Crèche sainte,
avec les Mages et les bergers !
...
Tu as enfreint le précepte : tu dois expier.
Mais, parce que tu t'es montré charitable à mon égard, je veux en user de même avec toi. Je ne repasserai par ici qu'après avoir terminé ma tournée du Poulru.
Ainsi tu auras le temps de te confesser et de te repentir.
A bientôt.

Le lugubre personnage était déjà dehors quand le pauvre Miliau comprit enfin qu'il venait de travailler pour l'Ankou.
A la place où s'était posée la main du faucheur d'hommes, son épaule était de glace, et un frisson tragique, un frisson mortel se propageait par tout son corps.
L'apprenti, qui rentrait de la messe, ne put retenir un cri de stupeur devant la face livide de son maître.
- Retourne à l'église, lui dit Miliau, et prie le recteur d'accourir... Cela presse.
Un quart d'heure plus tard, les gens du bourg, en train de réveillonner derrière leurs portes bien closes, ouïrent tinter dans la rue la clochette de l'extrême-onction.
Et ils se demandèrent,
attristés au milieu de leur gai repas de Noël :
"Quel est donc ce chrétien qui meurt à l'instant
où Jésus vient de naître ?"
S'il y avait quelqu'un à qui ils fussent loin de penser,
c'était assurément le forgeron de saint Efflam.
Miliau raconta son histoire au prêtre, fit son acte de contrition, reçut les derniers sacrements et ferma les yeux.
Des voisines s'assemblèrent pour le veiller.
Vers le jour, comme une aube triste commençait à blêmir du dehors, sur les vastes étendues neigeuses,
il entrouvrit les paupières, fit signe à Brun l'apprenti et lui murmura dans l'oreille :
- Tu diras à Jouan Le Bourdonnec, que, sur les douze fers, je n'ai pu en parachever que dix. Il voudra bien m'excuser,
quand il aura su par le recteur qu'il n'y a point de ma faute.
Dans les fermes d'alentour, des coqs chantèrent.
A partir de ce moment, il ne bougea plus. Une des femmes, s'étant penchée pour lui nouer un chapelet dans les doigts, s'aperçut qu'ils étaient rigides. On n'avait cependant pas vu son âme s'en aller.
La fête de Noël à Plouzélambre fut annoncée, ce matin-là, par un double glas, et le fossoyeur eut à creuser deux tombes, l'une pour Miliau Arzur, l'autre pour Gonéry Lezveur.

- J'ai tenu à payer la croix de fer qui abrite le vieux forgeron dans la paix du repos final, me dit en terminant Jouan Le Bourdonnec. J'aurais dû t'y conduire.
J'y récite un De profundis tous les dimanches.
Il reprit après un silence :
- C'est égal, vois-tu, son souvenir me hante parfois comme un remords.
- La forge elle-même a sans doute disparu ? m'informai-je.
- Oui, et à ce propos j'oubliais... Le saint qui l'ornait, je l'ai recueilli. Il est précisément dans cette chambre de la tourelle où tu vas coucher.
Je dormis, en effet, sous l'égide de saint Efflam, prince d'Hibernie et ermite armoricain. Mais il n'avait plus sa majesté d'autrefois.
Je lui trouvai la mine affligée d'un saint en exil.
L'auréole de flamme dont l'enveloppait jadis la forge lui manquait, et plus encore, j'imagine, la chanson quotidienne,
la chanson toujours dispose du féal forgeron.

Extrait de Récits de passants - Anatole Le Braz -
(Terres de Brume Editions)

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Anatole Le Braz : sa vie

Anatole Le Braz est né à Saint-Servais (Côtes d'Armor) en 1859. Il vécut son enfance et sa scolarité primaire à Ploumilliau,
où son père était instituteur
.

(Le 2 novembre 2002, une plaque à son effigie, apposée sur le mur de l'ancienne école, devenue la mairie de Ploumilliau, fut inaugurée par l'association Hentou Kozh).
Il poursuivit ses études secondaires,
en internat, au lycée de Saint Brieuc.
Il se rendit, ensuite à Paris,
pour préparer une licence de lettres au lycée Saint-Louis.
Sa santé l'obligea à interrompre ses études d'agrégation de philosophie. Il fut d'abord nommé professeur au collège d'Etampes, puis professeur de lettres au lycée de Quimper.
Il fit alors paraître contes et nouvelles : le Sang de la Sirène,
la Terre du Passé...,
dans plusieurs journaux dont il devint collaborateur.
Grâce à sa parfaite connaissance de la langue bretonne,
il recueillit, auprès des paysans et des marins,
chansons populaires, récits et légendes.
Citons : la Légende de la Mort, Contes d'Islande,
Contes du Soleil et de la Brume,
Récits de Passants.
Il fut maître de conférences, professeur à la faculté des lettres de Rennes de 1901 à 1924, et rendit d'importants écrits sur la Bretagne et le romantisme, et le théâtre celtique.
Il voyagea en Suisse et aux Etats Unis,
chargé de missions d'enseignement.
Il mourut à Menton en 1926.

(D'après l'introduction de Pierre Jakez Hélias à "Magies de la Bretagne"
Edition Robert Laffont 1994)